Entretien avec Temie Giwa-Tobuson, PDG de LifeBank
5 Janvier 2021.
Par l’équipe du Prix
À l’occasion de la 3ème édition du Forum Galien Afrique organisé le 8 décembre 2020, Speak Up Africa et IFPMA ont lancé le Prix des Jeunes Innovateurs Africains pour la Santé 2021.
« La solution est entre vos mains. Vous savez pourquoi ? Parce que vous êtes jeunes, vous êtes des innovateurs, et des personnes déterminées. Je pense qu’il est important que les solutions aux problèmes de l’Afrique soient apportées par les Africains, et par les jeunes en particulier. » Temie Giwa-Tobuson
Dans entretien conduit par la journaliste Catherine Fiankan-Bokonga (CF) pendant la cérémonie, la multiple lauréate Temie Giwa-Tobuson (TG), directrice générale de Lifebank, explique son parcours en tant qu’entrepreneure.
CF: Racontez-nous votre parcours : d’où vous est venue l’idée de créer cette entreprise ? Pourquoi avez-vous décidé de poursuivre cette idée ?
TG: La création de LifeBank découle d’un problème auquel je ne pouvais m’empêcher de penser à tel point que je ne pouvais fermer l’œil de la nuit. Je m’endormais et me réveillais avec ce problème en tête.
Ce problème concerne l’hémorragie du post-partum. L’hémorragie du post-partum est la première cause de mortalité maternelle dans le monde. Une mère donne la vie et dans les heures qui suivent, elle peut perdre la sienne à cause de la perte de sang. Il s’agit d’un problème majeur en Afrique. De plus, lors de la naissance de mon fils il y a 7 ans, j’ai moi-même souffert d’une hémorragie du post-partum. Cette expérience personnelle m’a fait réfléchir sérieusement à la santé maternelle.
Pendant ma grossesse, je vivais aux Etats-Unis, j’ai eu la chance d’avoir accès aux soins de santé, aux meilleurs docteurs, à toutes les ressources nécessaires. Mais je savais que toutes les femmes n’avaient pas cette chance. J’ai donc décidé de retourner au Nigéria et de fonder LifeBank dans le but de livrer des fournitures médicales vitales aux hôpitaux.
CF:Comment êtes-vous passée de l’idée à la création d’entreprise ? Comment avez-vous obtenu un financement ? Vers qui vous êtes-vous tourné, ou bien est-ce un coup de chance ?
TG: Je ne vous cache pas que cela n’a pas été facile. À cette époque, j’étais très jeune, j’avais un petit garçon de huit mois, et j’avais beaucoup de responsabilités envers ma famille. J’avais un emploi mais je ne pouvais m’empêcher de penser à cette idée qui captait toute mon attention.
Je savais qu’il me fallait le soutient d’un organisme pour m’aider à collecter des fonds, pour bénéficier d’une formation, afin d’être assurée de posséder les ressources et les connaissances nécessaires pour concrétiser cette idée. Alors, j’ai effectué des recherches : la première étape a été l’approbation du concept, pour ce faire, j’ai dû placer mes économies dans l’entreprise. Ensuite, j’ai présenté mon idée à un incubateur d’entreprise appelé « Co-creation Hub ». Mon projet leur a plu et j’ai pu bénéficier d’un soutien financier et d’une formation pour le développer.
CF: Outre le soutien financier, il semble que la formation et le développement des compétences étaient des étapes essentielles pour le développement de votre entreprise.
TG: Oui tout à fait ! Quand vous avez un nouveau projet, il vous faut une formation adéquate. J’avais beaucoup d’expériences dans le domaine des soins de santé mais aucune dans la gestion d’entreprise. Je n’avais jamais travaillé dans une entreprise auparavant, je n’avais donc aucune idée de la manière dont une société de technologie était gérée. J’avais besoin d’une formation complémentaire mais aussi d’un financement, et cet incubateur offrait ces deux possibilités.
Mais avant tout ça, j’ai dû développer mon idée et commencer par investir mon propre argent dans ce projet. En tant que jeune, si tu crois en ta vision, investis, même le peu de ressource que tu possèdes. Il peut s’agir de ressources humaines : par exemple des personnes de ton entourage spécialisées dans la technologie et qui pourraient t’aider à bâtir ce projet, ou des membres de ta famille qui croient en ton idée et qui peuvent te fournir un petit financement pour démarrer ton activité. Si tu as un emploi et que tu possèdes des ressources financières, il faut que tu investisses dans ton projet. Les gens ne croiront en ton idée que si tu prends le temps d’y réfléchir et d’y investir en premier.
CF: Bien que vous ayez une grande expertise dans le domaine de la santé, vous n’êtes toutefois pas spécialisée dans les produits sanguins, comment avez-vous réussi à gagner la confiance du gouvernement et des autorités pour démarrer votre entreprise ?
TG: C’est une question très pertinente. En fait il ne s’agissait pas d’un problème de laboratoire ni d’un problème d’expertise. Mais le problème majeur se trouvait au niveau de la chaîne d’approvisionnement. Il s’agissait plutôt d’un souci de logistique : déplacer un produit d’un point A à un point B et à un point C. Ce problème était la cause des décès dus aux hémorragies du post-partum. Il n’y avait pas de manque de réserve de sang mais une défaillance au niveau du réseau de distribution.
La question était de savoir comment acheminer rapidement du sang vers les hôpitaux dans lesquels les femmes accouchaient. En réalité, ni le gouvernement, ni les laboratoires et le personnel soignant n’avaient les compétences pour monter ce genre d’entreprise. En effet, la conception d’un tel projet requiert l’assistance d’une personne ayant des compétences en logistique. J’avais une expertise dans la chaîne d’approvisionnement dans le secteur de soins de santé, et ces compétences m’ont permis de lancer mon entreprise avec le soutien du gouvernement.
CF: Lorsque la pandémie COVID-19 a éclaté, vous avez mis votre expérience à profit et apporté le soutien sanitaire nécessaire pour lutter contre cette pandémie, comment avez-vous procédé ?
TG: Avant que la crise COVID-19 n’éclate, nous avions déjà forgé notre réputation et prouvé notre savoir-faire dans la distribution permanente de matériels médicaux avec l’approbation de l’Organisation mondiale de la santé. Nous avons géré cette nouvelle situation et avons ouvert des centres de test pour COVID-19, étendu notre réseau de distribution et fourni de l’oxygène médical.
Nous avons été obligés de revoir notre « modèle d’entreprise», c’est-à-dire que durant des années nous nous étions concentrés sur la distribution de sang, mais à cause de cette pandémie, les hôpitaux ont eu besoin d’oxygène médical et de kits de dépistage. Dès lors, nous avons continué à travailler selon notre modèle de distribution de manière à assurer la livraison d’oxygène médical, de kits de test pour COVID-19, de ventilateurs et de respirateurs dans les régions dans lesquelles nous opérons. Et je pense que cette façon de faire a été très utile. Nous avons réussi à être innovants et avons élargi notre gamme de matériel. Nous apportons une réelle valeur ajoutée sur le marché.
CF: Nous savons qu’en Afrique, il est difficile pour les hôpitaux et les organismes de trouver les ressources financières nécessaires pour acheter des médicaments classiques. Alors, comment être sûre que vos clients auront les moyens de vous payer ?
TG: La durabilité est le maître-mot d’une entreprise. Nous pensons que si vous n’avez pas de modèle d’entreprise et que vous optez pour un modèle de subvention, en tant qu’innovateur, il vous sera difficile de maintenir votre activité. Les subventions s’épuisent, mais si vous apportez une valeur ajoutée à votre entreprise et que les gens sont prêts à payer pour vos services, les clients ne s’en iront pas. Ils viendront toujours.
Nous ne sommes pas une entreprise de sang mais une société de distribution. Donc, de la même façon que DHL ou que tout autre service de distribution gagne de l’argent, c’est ainsi que nous gagnons le nôtre. Nous réalisons une plus-value en assurant la livraison de cet approvisionnement essentiel de sang, de produits sanguins et d’oxygène qui ne peuvent être transportés par camion, contrairement aux autres médicaments.
CF: Quels sont les plus grands obstacles que vous avez dû surmonter ? Quel était le problème initial ?
TG: Au début, nous avions des difficultés pour le montant de notre capital, si bien que 90% des investissements ont servi à couvrir les frais d’équipement. Après avoir fait nos preuves, l’octroi d’un financement est devenu moins compliqué. La difficulté se présente aujourd’hui au niveau de la sécurité de notre personnel. Effet, nos livreurs sont présents 24 heures sur 24 sur le terrain pour fournir du matériel médical, leur sécurité est donc primordiale.
CF: Que conseilleriez-vous aux jeunes qui ont envie de réaliser un projet ?
TG: Si vous avez une idée qui occupe toutes vos pensées au point de ne plus pouvoir dormir la nuit, une idée qui vous passionne, qui vous donne un but dans la vie, alors foncez ! Comme je le dis toujours : « Je préfère regretter une chose que j’ai faite plutôt qu’une chose que je n’ai pas faite ». Lancez-vous !
Vous rencontrerez des obstacles, et quand cela arrivera, voici ce que vous devrez vous dire : « tu as tout ce qu’il te faut pour résoudre ces problèmes ». La solution est entre vos mains. Vous savez pourquoi ? Parce que vous êtes jeunes, vous êtes des innovateurs, et des personnes déterminées. Je pense qu’il est important que les solutions aux problèmes de l’Afrique soient apportées par les Africains, et par les jeunes en particulier. Si vous rencontrez des difficultés dans l’octroi de financement – cela arrivera certainement au départ – il suffira de tout faire pour prouver l’efficacité de votre modèle d’entreprise. Vous verrez alors les propositions de financement s’offrir à vous.
Regardez ici l’interview complète à partir de 10:37-34:21